Août 2019. Privés de deux de nos collègues retenus par leur travail, Quentin et moi décidons de partir, en équipe réduite pour explorer les Terres Noires de la vallée de Barcelonnette dans les Alpes-de-Haute-Provence. Cette formation porte bien son nom puisqu'elle désigne une épaisse série de marnes noires, lardées de quelques bancs calcaires et âgée d’environ 160 millions d’années. En flanc de vallée, l’érosion y a creusé des ravines profondes et escarpées, au fond desquelles se déchaînent des torrents boueux lorsque la pluie s’abat, plus haut, sur les falaises de grès des sommets. C’est notre destination. Nous avons l’objectif de prospecter certains bancs calcaires perchés, avec l’espoir d’y découvrir les minéralisations si atypiques de cette vallée alpine, où se mêlent harmonieusement la silice, les sulfures et les carbonates.

Les trois premiers jours sont vains : nous avions repéré un de ces bancs onduleux, forcé de se contorsionner dans la marne par les forces tectoniques. Le travail, entièrement manuel, est trop dur. Les fentes de la roche sont si serrées que les poches ne s’ouvrent pas et lorsque le soleil arrive au zénith, la chaleur suffocante nous assomme pour une partie de l’après-midi alors que la poussière portée par les vents ascendants se collent dans nos yeux et nos narines. C’est l’heure de se terrer à l’ombre, à même la roche, dans les cavités que nous avons ménagées par notre travail.

Le troisième jour, en milieu d’après-midi, le désespoir nous gagne. Nous ne trouverons rien sur cette saillie inconfortable battue par le vent. Quentin décide alors de partir prospecter un banc à l’air plus prometteur mais difficile d’accès, presque au sommet de notre ravine. Je décide de mon côté de longer ce banc si ingrat pour confirmer qu’il ne porte aucune trace de minéralisation avant de l’abandonner définitivement. Une dizaine de mètres plus loin, un petit cône d’éboulis apparemment tout récent attire mon attention : éboulis et glissements de terrains ne sont pas rares dans ces ravines, théâtres d’une érosion extrêmement active, qui changent de visage presque chaque année. Mais un bloc teinté d’oxydes orangés capture mon regard. Je m’approche pour le ramasser. Finalement, il n’a pas l’air si intéressant. Je le retourne avant de le jeter dans le ravin voisin et mes yeux s’écarquillent : il est constellé de sphalérites brun-noir brillantes, posées sur de l’ankérite en petites granules oranges. Ce sera une des pièces majeures de la découverte à venir.

Je pose délicatement la pièce en équilibre sur la pente glissante de poussière et, fébrile, je remonte vers le ravin d’à côté pour appeler Quentin. Au loin, je le vois justement redescendre avec précaution du banc supérieur, qui forme une fine barre en aplomb instable au-dessus des marnes, juste assez épaisse pour soutenir le poids d’un homme. Je lui fais de grands signes ; les cris ne servent à rien, ils sont emportés par le vent et absorbés par les parois marneuses. Nous nous rejoignons finalement, tout sourires. Lui aussi a trouvé quelques fentes prometteuses, bardées de quartz à âme. Mais ce sont bien les sulfures de zinc, si rares dans le secteur, qui concentrent notre attention. À deux, nous fouillons le petit éboulis en inspectant frénétiquement chaque bloc, chaque pavé et chaque éclat de calcaire noir : le jeu de piste pour retrouver les fentes cristallisées en place commence. La fatigue et la frustration des derniers jours laisse place à l’impatience de la découverte.

Au-dessus de l’éboulis, une brisure dans la pente comblée par des coulis de marne séchée laisse deviner les faces salies d’un banc calcaire en place. Nous l’inspectons minutieusement mais les cristaux sombres semblent se jouer de nous, calfeutrés sous leur épais manteau poussiéreux. On ne voit rien. Peut-être n’y a-t-il rien, que les blocs viennent de plus haut encore ? Soudain, un petit rhomboèdre de calcite blanche émerge de la marne logée dans une anfractuosité du banc. Et, quelques centimètres au-dessus, une sphalérite rougeâtre prise dans la calcite massive l’accompagne. C’est ici !

Nous faisons jouer les outils pour déplacer les blocs du banc et atteindre les poches fraîches, derrière. Dans ce secteur, elles sont bien différentes des fentes alpines typiques : elles ne sont presque jamais « mûres » et les cristaux sont généralement toujours attachés aux parois des blocs, qui peuvent atteindre les deux mètres de long et peser plusieurs tonnes. Le tintement des massettes et des burins résonne désormais dans la ravine alors que nous séparons les pièces de leur support rocheux. Concentrés, nous ne voyons pas le soleil poursuivre sa course déclinante jusqu’à sa cachette nocturne, quelque part derrière les sommets ubayens. La fraîcheur du soir nous intime l’ordre d’emballer les pièces encore noircies de marne, que nous chargeons ensuite dans les sacs. Nous redescendons enfin, en essayant d’adapter notre équilibre à ce nouveau poids : toute chute pourrait endommager le précieux chargement et ruiner les efforts de la journée. Arrivés titubants au bas de la ravine mais satisfaits, nous pensons déjà aux cristaux du lendemain…

Les jours suivants sont passés à étendre le chantier jusqu’aux limites de la zone minéralisée, finalement assez réduite. Les poches s’enchaînent, serrées et jamais de grandes dimensions, mais riches en sphalérite, souvent prise dans l’ankérite granuleuse. La calcite blanche et de très fins quartz à âme accompagnent les cristaux métalliques, tandis qu’une peinture d’oxydes aux teintes ocres colore la gangue calcaire. Parfois même, de petits cristaux plats de gypse couvrent les oxydes.

Le soir, nous nettoyons les pièces, qui finissent par encombrer le balcon de notre location. Environ 200 pièces sont sorties pendant ces 4 jours de travail, parmi lesquelles une dizaine nous paraissent exceptionnelles pour le secteur, de par leur assemblage, leur qualité ou leur cristallographie. La couleur des sphalérites va du brun-rouge au vert-jaune, avec parfois des zonations de couleur dans un même cristal. Certaines sont même de véritables ‘cléiophanes’. Les images suivantes immortalisent la beauté naturelle de certaines des meilleures pièces de cette découverte étonnante dans les Alpes du Sud.